lundi 30 avril 2018

vendredi 20 avril 2018

pour le centenaire de la mort de Jean Le Roy





"Ce petit volume (Le Prisonnier des Mondes, seule plaquette publiée du vivant de son auteur) a suscité l'enthousiasme des critiques et des poètes, tant des plus anciens que des plus jeunes, et a confirmé ce jugement qui avait grandi au fur et à mesure de ses publications -un jugement que l'avenir confirmera sûrement : ce Jean Le Roy était un des poètes les plus représentatifs de son temps." écrivit son ami Walter Pach en octobre 1918 dans The Modern School en guise de nécrologie. Il semble que sa confiance en l'avenir l'ait aveuglé, aujourd'hui où presque personne ne songe même à commémorer le centenaire de la mort d'Apollinaire qui fut le premier à éditer quelques fragments de Le Roy.

Comme le rapporte la citation à l'ordre de l'armée du Général de Mitry le "jeune aspirant" Jean Antoine Le Roy du 414è d'infanterie, âgé de 24 ans "a été tué glorieusement sur ses pieds" le 26 avril 1918 vers 10 heures du matin d'une balle en plein front après que la section qu'il commandait se fût trouvéa à cours de munition face aux allemands.

Lire l'article contenant la préface de Cocteau pour le recueil posthume édité en 1924 Le Cavalier de Frise.

On a du mal à croire, en plus de la catastrophe que représente la mort de Le Roy, et celle de Dalize, dont toute l’œuvre poétique retrouvée n'est constituée que d'un unique poème, les quelques lignes de L'Europe Nouvelle du 1er juin 1918 mentionnant :
" Jean Le Roy laisse des poèmes écrits en collaboration avec son capitaine René Dalize, tué devant Craonne.
Lors de sa dernière permission, Jean Le Roy avait jeté au feu tout un recueil de poèmes prêts à être imprimés. Il avait pris cette décision à la suite de la lecture de poèmes d'un de ses amis, poèmes qu'il avait jugés très supérieurs aux siens."

Jean Le Roy et sa cousine Henriette Olgiati, qui servit de chaperon dans les salons littéraires à "fil et soie" comme le surnommaient ses amis de collège, et à qui l'on doit les copies de tous les poèmes restés inédits jusqu'au volume "De Quimper aux tranchées" qui reprend l'intégralité des textes retrouvés de Le Roy et dont sont extraites les deux photographies qui précèdent.


extrait d'une lettre à Joyce Shields, 2 avril 1916 :
Voilà bientôt un an (dans quinze jours) que je suis à la guerre. Je suis devenu un rude mitrailleur aux mains sales et langage vulgaire. J'ai pour amis des ouvriers et des paysans que je sens beaucoup plus près de moi que mes anciens amis restés à Paris. C'est que les premiers sont des soldats et que je suis aussi, complètement, un soldat.
Lex textes qui suivent se concentrent donc sur l'expérience du soldat Le Roy, suggérant à travers leur aspect fragmentaire, le documentaire plus ou moins mêlé de fiction que l'auteur aurait pu tirer de ce qu'il considéra (au moins jusqu'à la mort de son capitaine, René Dupuy des Islets), comme une aventure susceptible de produire du récit, et l'on pense bien sûr à ce qu'on retrouve de son expérience, mêlée à celle de Cocteau dans Thomas l'Imposteur qui pourrait être considéré, au sens du XXVIIè siècle, comme son Tombeau, lui dont le "corps n'a pu être ramené dans nos lignes" selon l'aveu du militaire anonyme qui demanda sa citation à l'ordre de l'armée.

 

 

Cantonnements

 Au chevalier des Islets

A Corbie, les soldats grillaient sur les pavés
Et, dans un parc ombreux, avec deux jeunes mères,
Nous jouions a tennis dans ma même journée
Que nous reçûmes le baptême de la guerre.

Dans les champs de Proyart, les tombes parsemées
Disaient un grand combat et des guerriers sans nombre.

Et c'est alors que nous avons connu Cappy
Où tout était plus clair que l'herbe des prairies,
Quand venant de là-haut, lavions le linge frais,
Entre les doux roseaux, - et Lemoine y était.

Mélisey, nimbée d'argent, dans tes vieilles pierres,
Je dormis au bruit des eaux onze heures entières.

Et le soir dans le calme plat des vieux marais,
Nous allions, nageant au clair des lunes paludéennes.

Au moutier de Morcourt, l'Espagnole aux yeux d'ombre
Nous versait le matin le chocolat au lait.

O nuits divines de Chuignolles !
Le quatorze juillet noué de banderoles !

Dans les jardins du soir, groseilles et bouquets,
Ce sut la plus belle semaine de l'été...

Le parc de Framerville, à l'auguste ordonnance,
Versait son ombre d'or sur les soldats de France.

     Puis le palais de Rosières,
     Et la nuit du Familistère,
     Et celle pleine d'émotion,
     Où fîmes la chasse à l'espion.

  L'équivoque logis des ombres habité.
  Faigle y jouait Mozart, Debussy et Weber,
  Troublant par toute la Santerre
  Le grand repos des filles de Rosières,
  Les défuntes prostituées.

Offensive de septembre.
Gniolle et Marseillaise de ceux, qui, parmi les morts, vont descendre

A Vailly, tu fus tué, mon brave Desfougères,
O mon vieux caporal, receveur sur les tramways d'Asnières

Verdrel, au loin tonnait le canon de septembre,
Et les fringants hussards attendaient de paraître.

Les deux vieux de Renarts sanglotaient à pierre fendre ;
L'adjudant était mort aux combats de septembre.

C'est à Villers-aux-Bois qu'un magnifique capitaine
M'enleva pour jamais à ma bien aimable dixième.

     Deuxième jour de voyage,
     Esboy, voici ta plage.

A l'oasis d'Antin, loin de tout papelard,
La mère était obèse et l'enfant coqueluchard.

Ils allaient, vêtus d'horizon,
Vêtus de bleu crépusculaire,
Corsetés comme des Lisons,
Par les rues de St. Pol, les messieurs de l'arrière.

Voici les frères noirs, voici les trois Servins
Où la pluie et le vent sentent le sel marin

Poudrée de poudre B., fardée d'éclairs mutins
Que la Lorette était jolie un beau matin.

Hermin, Hersin, Olhain, bois, labours et champs blonds
Laissent place à la houille, aux mines, aux corons.

Que fut bien accueillie au moulin de Frahier
     La venue du premier janvier !

Plombières entre les kilomètres !
Le vin de Malaga s'y vend sous le manteau
Et le mulet rétif fait en Espagne des châteaux.

Quand retrouverons-nous le kirsch de Fougerolles,
     Si bon souper, couche si molle ?

       Bayonvillers,
       Parmi les blés,
       On étouffait,
       Dans ce grenier.

Les trois pucelles de Vouhenans
De Bichette étaient presque folles,
"On ne peut mieux danser, dirent-elles, assurément,
Comme sa voix est douce et comme il a bon cœur,
Mes sœurs."
Elles lui donnèrent leurs bagues
Mais pourtant demeurèrent sages,
Pour que les estimât Bichette
Qui était maquereau à Marseille et tapette.

Vers le camp d'Arches,
En avant, marche !
Instructions des grandes unités au repos,
Vous n'aurez pas ma peau.

Sur talons orgueilleux, tels chapons de Houdan,
Les dames du bazar parfument Rechésy.
Les lèvres incarnat fleurent le verre à dents
Et l’œil en corridor insinue : "Allez-y !"

       Cochons de lait,
       Petits poulets,
       Neige éternelle
       Vin de Seyssel
       Et d'autre part
  Baignoires pleines de pinard !
  Ils sanglotaient, ils sanglotaient
  Les habitants qu'on évacuait,
  Le droguiste et sa jeune épouse
       A Pfetterhouse !

  Fresnicourt, Fresnicourt
  La belle Elise rit toujours.

  Abraham à Chavanatte
  Vaticine sur la claie,
  Tout son corps n'est qu'une plaie
  Et son gros œil se dilate.



à Walter Pach, décembre 1916

Mon cher vieux Pach,

Je suis sûr que vous me croyez "mort au champs d'honneur". J'ai le plaisir de vous annoncer que je suis toujours vivant (...) Ma "compagnie" est très sympathique. Nous sommes une bande de jeunes "poilus" sous un capitaine grand, maigre et jeune, un peu railleur, très brave et volontaire avec élégance. Tous les soldats sont enthousiastes de lui. C'est un ami de Picasso, Marie Laurencin, Derain, et les autres que vous aimez. Nous sommes maintenant les deux meilleurs amis. Nous faisons de grandes courses à bicyclette ensemble et nous nous appliquons à tirer de la guerre tout ce qu'elle a de captivant.
Pour le moment, après des semaines très dures (car nous avons pris part à la grande offensive de fin septembre en Artois) nous sommes au repos dans un délicieux et calme village. La joie de mes camarades soldats est touchante. Ils chantent tous, toute la journée et ils sont parfaitement libres. Il fait très froid et très beau, et nous passons notre temps dans les bois à la petite guerre autour d'un étang glacé, pour préparer la grande guerre.
Nous organisons aussi de grandes soirées, grâce au concours du célèbre Esposito, un jongleur professionnel, olivâtre et correct, à celui du "premier comique" MAGNOL très connu dans les théâtres de province, à celui du plus séduisant enfin, le chanteur Bichette, un jeune maquereau de la classe 1[?] qui remportait à Marseille des succès décisifs dans tous les caf'conc... (...)
C'est une très belle chose une compagnie de mitrailleurs. Le cortège se compose de mulets, si hautains, d'hommes casqués, et de caissons. Mon capitaine donne à notre compagnie un ton charmant de jeunesse et de bienveillance. C'est un ancien marin et en marchant il me raconte des histoires étonnantes du monde entier. Nous lisons ensemble Whitman dont les poèmes de guerre sont si beaux et nous portons de tranchée en tranchée un vieux dessin de Marie Laurencin qui a déjà décoré et éclairé bien des sapes bombardées.
(...)
Je suis très loin de la littérature aujourd'hui. Je me borne à mettre sur de vieux airs de France des paroles faciles rappelant les souffrances et les joies de mon régiment et ses exploits. L'aimable chanteur Bichette ou le grand MAGNOL interprètent avec art ces chansons au cours des grandes soirées de la compagnie.


CARNET  

(extraits), dernière prose retrouvée de Jean Le Roy


"Il va sortir de la boue, et chanter un cantique nouveau", dit la Bible. Le cantique des formes.

Nous sommes arrivés à un endroit terriblement difficile. Il faut renoncer à décrire, car le monde visible peut s'effacer d'un coup de pouce comme une décalcomanie.

Il ne faut pas non plus déformer, ce n'est pas digne nous. Il ne faut pas croire non plus qu'on puisse créer. Donc, il faut faire des romans d'aventure, ou autre chose. Dans Le Cap de Bonne-Espérance il y a du roman d'aventure et autre chose. Voilà le nouveau cantique chanté.
(...)
Dans le district de Kazan, quatre paysans jugés par d'autres paysans, ont été condamnés à être brûlés vifs. Tout le village a assisté à l'exécution. Dans la localité sibérienne de Barnapol, quatre très jeunes gens furent condamnés pour vol : trois ont été publiquement décapités ; le plus beau a été torturé, puis finalement on lui a cassé la tête. Les journaux d'information sont ainsi pleins d'une vie assez éparpillée. Beaux titres. Nouvelles brèves : en Grèce, en Pologne... L'écho est rarement beau, du reste.

Quel mécène fondera le grand quotidien d'information ne relatant que les faits divers du monde entier? Les discours des parlementaires ne seront pas transcrits, ni les voyages des chefs d'Etat, ni les mouvements administratifs, mais quelle source pour le théâtre, pour la poésie !

Vous qui aimez tant la vie, vous qui avez la bravoure du héros antique, détestez et redoutez la mort, vous qui avez pourtant vingt ans de plus que moi, j'irai vous trouver quand vous aurez soixante-dix ans. Je vous rappellerai notre prodigieuse aventure et je vous demanderai si vous acceptez de mourir :
"Tircis, il faut songer à prendre la retraite".

Tu seras mort depuis mille ans, un jour entre les jours, au cœur de l'éternité, tu t'éveilleras. Tu entendras soudain chanter dans ton cerveau cette phrase musicale qui fut pour toi toute la beauté de vivre, tout le plaisir de ta propre jeunesse, cette phrase pleine d'amour comme un obus de poudre. Tu seras seule dans ta tombe ; tu sauras que tu es mort ; tu auras pendant une heure, conscience de l'irréparable. Seul... mort... La musique s'éteindra, et doucement tu te sentiras retourner au néant.

Ne pas mourir seul !.. Dieu des armées, si vous voulez ma peau, faites-moi mourir dans une grande bataille, avec dix mille camarades. Je veux sentir passer la relève sur mon ventre. Je ne veux pas être seul dans un cimetière de secteur. Il me faut mes camarades, mes mitrailleurs, et je reposerai auprès des jeunes garçons aux noms familiers, Greliche, Montéléon, Sureau.

Quel désespoir doit être le tien, dans ta tombe, et comme tu dois lutter contre le néant pour faire jaillir une étincelle vitale, un geste, une pensée. Mais le vers te mange et bientôt tu seras tout à fait mort. Je connais mieux la mort que la vie.

Mon capitaine disait souvent : "la vie est belle". Il aimait quand on boit bien, quand on mange bien, et quand on dit des farces. Tout cela est mort, ce plaisir des bonnes choses. Le héros est pourri.

Ils descendaient dans l'enfer, heureux parce qu'ils avaient perdu leurs camarades les plus proches? Ils étaient fous de vivre, orgueilleux d'avoir échappé. Plus ils en avaient vu tomber et demeurer immobiles dans la boue, plus ils se sentaient pleins d'allégresse et de reconnaissance.

Les nuits de cantonnement, à la recherche de la section, tout le village dort et les granges sont pleines de soldats. Capitaine, mon capitaine, venez m'apporter le vent du large. Là-bas, les bateaux voguent, toutes voiles au vent, dans l'étendue de leur puissance. Je reste seul pour témoigner de cette vie. Ami, je ne vous trahirai pas, mais la voix est hésitante, les mots difficiles, la mémoire courte.

La guerre "rude école d'énergie, trempe les cœurs et les volontés". Elle nous a rendus paresseux, gloutons, lâches. Quand nous sommes venus, nous étions prêts au sacrifice, ou du moins bougons, (sentiment de l'ennemi) on ne sent plus passer le temps.

(Etude). La gangrène militaire plus riche encore en microbes. Et le moral est excellent aux armées ; c'est, peut-être, la constatation la plus pénible, car cela n'est pas basé sur la confiance ; ce n'est pas non plus une béatitude panthéiste, l'amour d'une vie normale et saine. C'est l'habitude, l'indifférence, l'amélioration du sort du soldat, la comparaison avec la dure vie de l'arrière. Ils vivent entièrement de la vie de la compagnie. L'officier veut un galon ; le soldat a la subsistance assurée avec un minimum d'efforts, d'énergie. Et cela les contente, hélas ! Ils se sont presque désintéressés de la famille qui souffre dans le pays du danger de l'invasion, du métier qui se réveille,, de la saint liberté même. Ils ont tous vendu le cochon de leur père. Voilà la guerre, Zarathoustra.

Avec toi, on enterrera tes souvenirs. Nous aurions fait cette course à trois. Tu nous aurais parlé de Déchelette, du capitaine Thysel... Cette terre est molle d'un sang chéri.

Ce triste Paris, vide de tous les morts de la guerre, c'est le salon après la fête, quand les invités sont partis. Quelques petits fours, des bouteilles de Champagne, des fleurs renversées et un effarement horrible de toutes choses.

La boue a fait de nos capotes des carapaces, et les poilus balancent des têtes terreuses sur des corps de tortues bleues. Les écailles de la vase de l'Oubanghi ne sèchent pas. Dans la hutte, les héros cuirassés chantent. Ce n'est plus la romance de la rue de la Gaîté, c'est le chant mélancolique des tortues bleues qui regrettent la préhistoire. Soupirs d'hippopotames, larmes de crocodiles, floc-floc des coups de canon des grosses pattes en caoutchouc qui démarrent. Autour du ventre de la baleine, dans les six directions, le clapotement du dégel et l'agonie des rats. Les grenouilles étouffent dans la boue, puis tout s'est desséché ; c'est une colle et dès lors, deviennent fossiles un million de petits organismes. Ils s'incrustent. Grenouilless éternellement immobiles, les yeux ouverts, rats raides, soldats, la bouche pleine de terre... la mort.

Fiasque de Chianti. J'ai attaché à son col un panache de mimosa, je bois au goulot et le mimosa embaume. Odeur de cuir, de gant de femme.

Ce matin, 20 février, odeur de printemps, à Grandvilliers (Vosges).

Remiremont. Mi-Carême à la retraite illuminée sous les Gothas. Musique de fous, odeurs de massacre. J'étais saoul et je faisais fleurir des cigares sur la pointe des baïonnettes. Sureau et Montéléon. Les aviateurs revenaient de la bataille, les yeux brûlés par la poudre. On les embrassait ; champagne, danse, noce.

Apollinaire, de Dupuy : "C'était un fantaisiste étonnant, un romantique, un voyageur, un être inachevé (comme il est mort) plein de panache, un marin oui, un marin tout à fait, dans la démarche et dans l'âme."

La petitesse du recordman est de pouvoir toujours être annulé par un chiffre. Le héros est hors du chiffre, et seul sur son chemin.

Une jeune fille de D-le-F. Pendant l'occupation boche, elle ne portait pas son argent sur soi, car, s'attendant à être violée, elle redoutait "de perdre la fortune en même temps que l'honneur".

Ils appellent le caporal Miège, "Jean", avec affection. A ma vieille compagnie, c'est moi que les chics types appelaient "Jean". Je suis devenu "mon aspirant". Que c'est triste ! Je suis jaloux de Jean Miège. J'ai horreur de ce militarisme impersonnel.

Emprin retrouvé sur une route. "On s'était fait vieux ensemble." De Sureau : "C'était un bien bon soldat. Quand on lui disait doucement de faire quelque chose, il le faisait. Si ce n'était pas son tour, il le faisait remarquer, mais il le faisait quand même". De moi : "Tu as rajeuni".

Sureau, Montéléon, Coquillard, Tissot. Il y aurait eu Barthou aussi, quel dommage ! Il est temps de partir ; plus de ressources. L'équilibre est rompu. Un autre frère comme Sureau est impossible.

L'intelligence n'est rien. Jeunesse, sérénité du coeur, gaieté honnête, tout est là.

Mon capitaine, je te vois sortir, casqué d'un nuage, dans ce glorieux crépuscule. Tu tiens ta canne et tu te dépêches, délivré du devoir, pour la permission interminable. Ton grand pas descend les pentes des nuées comme je te voyais descendre les claires côtes de la guerre. C'est un autre qui nous amena à la vallée de Souchez. Tu craignais les maux qui pouvaient m'atteindre.

les années de guerre étaient si longues, si chargées d'événements que chaque nouvelle saison semblait une nouvelle vie après métempsychose. On avait eu le temps, entre un printemps et in autre printemps, d'oublier qu'il y avait des printemps. le renouveau était plus nouveau et les feuilles mortes plus mortes. L'été de l'année semblait l'été de la vie, et l'hiver était pareil à la mort.

Langage des soldats :
"C'est des types, quand tu les vois discuter, tu t'en vas de l'autre côté."
"Titine, c'est le type de l'avant, le mec de la tranchée. Avec rien, il te fait quelque chose? Avec quoi qu'il a fait la croûte à Minaucourt ? Il a pris des tôles ondulées au parc du génie, et il a fait des tuyaux avec."

Le diapason donne le la ; la boussole donne le nord ; mon cœur donne ton nom.





Dalize en jeune aspirant de marine

André Salmon 1938 :

Jour affreux où nous apprîmes la mort de notre ami René Dalize ! Ce fut par une lettre de l'aspirant Le Roy, jeune poète, chef de section dans un régiment d'infanterie de marche, sous les ordres du chevalier René Dupuy des Islets, l'ancien enseigne de vaisseau René Dupuy, ayant repris du service pour la durée de la campagne, parti lieutenant, blessé une première fois au plateau de Craonne, devenu capitaine faisant fonction de chef de bataillon et, en Champagne, devant la ferme de Cogne-le-Vent ; blessé le matin, pansé sommairement, demeurant à son poste de commandement et tué le soir, la tête écrasée sur une des mitrailleuses dont il passait l'inspection.
L'aspirant Le Roy écrivit à celui d'entre nous dont il possédait, par hasard, l'adresse. Lui-même devait être tué deux jours plus tard.  (double erreur, Dalize mourut le 7 mai 1917 devant la ferme d'Hurtebise "où cogne le vent", Jean Le Roy lui survécut onze mois)


Ballade à tibias rompus
 (telle que dicté à Apollinaire par Dalize, recopié par Salmon)

Je suis le pauvre macchabé mal enterré,
Mon crâne lézardé s'effrite en pourriture,
Mon corps éparpillé divague à l'aventure
Et mon pied nu se dresse vers l' azur éthéré.

        Plaignez mon triste sort.
Nul ne dira sur moi: « Paix à ses cendres! »
        Je suis mort
Dans l'oubli désolé d'un combat de décembre.

    J'ai passé un hiver au chaud,
    Malgré les frimas et la neige:
Un brancardier m'avait peint à la chaux.
Il n'est point d'édredon qui mieux protège.

Un gai matin d'avril. Monsieur Jean-Louis Forain.
Escorté d'un cubiste, m'a camouflé en vert.
        Le vert a tourné à l'airain
        Puis au gris et, dessert,
J'ai moi-même tourné comme une crème à la pistache.
Où donc es-tu, grand Caran d' Ache ?

        Depuis, je gis à l'abandon.
        Le régiment de la relève
M'a ceint de fils de fer, créneaux et bastidons.
Un majestueux rempart autour de moi s'élève.

        En dépit du brûlant tropique,
        Mon été fut philosophique.
        Le nez perdu dans l'agrégat
        Ennemi le crapaud et le rat,
On s'habitue à tout loin des désirs charnels.
Autour de moi rêvassent de vieux cadavres confraternels.

L'autre semaine, hélas, un gros minnenwerfer
        Sans crier gare a chu
Et m'a brisé les reins d'un grand coup de massue.
En vain ai~je imploré Wotan et Lucifer.
Brutalement jeté de mon aimable trou,
Six fois en tourbillons je mesurai [espace,
Puis retombai, épars, colloïdal et mou,
Parmi la criquembouille et la mélasse.

    Depuis ce temps, le crâne retourné,
De mon œil, mon pauvre œil, mon œil unique,
    - L'autre, un rat me l'a mangé, -
Je subis à nouveau la Tonde mécanique.

        Entre les branches demi~mortes
        D'un grand saule dépareillé,
        J'aperçois la sainte cohorte
        Des astres de la nuit d'été.

Hermann, Dorothée, ô Minna, ô Werther,
        Que maudit le minnenwerfer!
        Peu me chaut manquer d'une fesse.
        J'ai du coup perdu la sagesse...
Voici bien le grand œil lumineux étoilé,
Et mon œil rebelle va du mauvais côté.
Je me souviens, ah oui! je me souviens.
Elle était, ma fiancée, des bords du Rhin...

        - Mon bel et pur amour,
Le grand cygne de neige aux ailes éployées
    Nous emportera quelque jour
Au destin fabuleux que nous avons rêvé.

- C'est la bataille, Fritz, et, puisqu'il faut partir,
Vois la mignonne étoile près la fière Altaïr.
    Promets~moi, chaque soir, pieusement,
De répéter sous son regard fidèle notre serment.

- Cet infiniment petit corpuscule,
Tu me l'avais donné, ô ma tendre Gudule,
        Tu me l'avais donné...
Je sens le vent du sud, ce soir, au creux du nez ;

    Le vent du sud est plein de pestilences
    Idoines à flatter ma carcasse un peu rance.
    Entre les fils de fer, j'ai plus d'un camarade.
    L'odeur des champs fleuris est par trop fade !

Mais le zéphyr, ce soir, perce mes oripeaux,
Court en frissons subtils sous ma défunte peau,
Eveille en mon cœur mon oubliée luxure,
Et rompt les harmonies de ma feue chevelure.

        Il n'est point si gai d'être mort.
        Tout cela manque de confort.
        Si j'avais un bout de ficelle,
        Je sonnerais la sentinelle.

        Et puis voici que joue au vent
        Le ruban bleu taché de sang
        D'une fille que j'ai violée
A Malines, un soir pareil de l'autre été...
        Ne te révolte, mon doux cœur !
On n'est pas très poli quand le temps presse.
Tes bras frais alanguis plutôt à mon ivresse
Et cambre tes seins durs au désir du vainqueur.

            Elle était blonde,
Elle avait de grands yeux qui suppliaient le monde
                Loin de moi!
    Aujourd'hui, vieux macchabé vertueux,
Je ne veux plus aimer de mes fiancées aucune
        Que celles à l'œil vitreux
        Et au sein flou couleur de lune.

Satané vent ! Le coriza m'a pris.
Mes pieds humides vers l'azur éthéré
        Se dressent incompris.
Je suis le pauvre Macchabé mal enterré.